Le nettoyeur des mers

iconeExtrait du magazine n°496

Le skippeur franco-suisse parcourt les océans depuis trente ans. Témoin direct de la prolifération de la pollution plastique marine, il tente de l’endiguer avec son association The SeaCleaners. Rencontre.

Par Guillaume Lefèvre— Publié le 29/09/2023 à 09h00 et mis à jour le 21/10/2023 à 07h47

Yvan Bourgnon, skippeur, fondateur de l'ONG The SeaCleaners.
Yvan Bourgnon, skippeur, fondateur de l'ONG The SeaCleaners.© Martin Bureau

Pouvez-vous nous parler des origines de votre engagement ?

Je suis skipper depuis très longtemps. Dès que je navigue, je suis confronté à la pollution des déchets plastiques. Et c’est de pire en pire. En course, j’ai cassé deux bateaux multicoques. J’ai heurté des conteneurs qui flottaient à la surface de l’océan Atlantique.

Mais c’est vraiment à l’occasion d’un tour du monde entre 2013 et 2015, en catamaran de sport, une petite embarcation à ras de l’eau, que j’ai pris conscience de l’ampleur de cette pollution. Le long des côtes indonésiennes, sri-lankaises ou des Maldives, pendant deux mois, j’ai littéralement navigué au milieu des plastiques. Et quand tu sais que les plastiques finissent toujours par couler un jour, tu te dis que la surface n’est que la partie visible de l’iceberg. J’étais d’autant plus choqué que trente-trois ans plus tôt, gamin, j’avais effectué cette même navigation avec mes parents.

J’avais envie de tout collecter, mais mon bateau était évidemment trop petit. Je me suis alors dit qu’il devait être possible de collecter les déchets plastiques à grande échelle avec de plus grands bateaux.

“380 millions de tonnes de plastique sont produites chaque année dans le monde […] 10% des déchets plastiques sont recyclés…”

Quelles sont les ambitions de The SeaCleaners, l’association que vous avez créée en 2016 ?

Nous poursuivons plusieurs objectifs : dépolluer, recycler, impulser à l’échelon local des pratiques d’économie circulaire, améliorer notre connaissance scientifique sur le sujet et sensibiliser les citoyens. À l’origine, nous pensions seulement collecter les déchets en mer mais, même si c’est déjà un beau cadeau à la nature, ça ne suffit pas. Si on ramasse sans faire changer les comportements et les habitudes des consommateurs et des entreprises, rien ne changera.

Je vous donne quelques chiffres : plus de 380 millions de tonnes de plastique sont produites chaque année dans le monde. En 2019, les produits plastiques à courte durée de vie comme les emballages alimentaires représentaient près de 60 % de la production mondiale. Seulement 10 % des déchets plastiques sont recyclés à l’échelle mondiale. On estime que 14 millions de tonnes de déchets plastiques sont déversées chaque année dans les océans ; vingt tonnes toutes les minutes, une tonne toutes les trois secondes, l’équivalent d’un camion-benne.

Le pire est encore à venir. D’ici à 2060, la production de plastique devrait être multipliée par trois. C’est un délire absolu.

Vous espérez également mettre à l’eau un « bateau usine » d’ici à 2025. Pouvez-vous nous en dire plus ?

Le Manta est notre projet phare. C’est un navire révolutionnaire conçu pour collecter, traiter et valoriser les macroplastiques directement où ils se trouvent, à savoir dans les embouchures des grands fleuves et le long des côtes. Il est essentiel de collecter ces déchets dans les zones de fortes concentrations, en Afrique et en Asie notamment, tant qu’ils sont en surface, qu’ils ne sont pas réduits à l’état de microplastiques [d’une taille de quelques millimètres] et ne rejoignent le fameux « septième continent ». Nous n’aurons pas forcément de solutions pour capter ces déchets du passé, mais on peut agir sur les déchets du futur. Nous avons aussi des plus petits bateaux, les Mobula, conçus pour collecter les déchets dans les rivières ou les mangroves. Comme nous ne pouvons pas traiter directement les déchets à leur bord, nous avons développé des conteneurs que nous laissons à terre pour qu’ils puissent être traités directement sur place. On s’appuie pour cela sur trois technologies : l’incinération, la pyrolyse et le recyclage. L’idée étant de refaire du plastique à partir du plastique pour qu’il serve à des industries locales.

Votre association intervient depuis quelques mois en Indonésie ; pouvez-vous nous parler de cette action ?

Tout n’a pas été simple. Il y a cinq ans, les autorités du pays ne voulaient pas de nous. Elles nous faisaient comprendre que communiquer sur nos actions de dépollution allait nuire aux activités touristiques. Pour elles, « dépollution » implique qu’il y ait pollution. Mais comme c’est devenu une préoccupation majeure des voyageurs, elles ont fini par prendre le problème au sérieux. Elles nous déroulent le tapis rouge. Elles nous ouvrent les ports, nous permettent l’accès aux élus. Malheureusement, elles sont contraintes aussi par leurs moyens financiers.

Ce qui est valable pour l’Indonésie l’est pour de nombreux pays du Sud, où se concentre l’essentiel des déchets. Ils n’ont pas les fonds suffisants pour y faire face. Ils doivent être soutenus par les pays du Nord. Ce sont eux les premiers consommateurs de plastique.

Un exemple : la fabrication d’un ordinateur génère 1,5 tonne de déchets, dont seulement 200 kg seront gérés. Ça veut dire que 1,3 tonne part dans la nature, dans les océans. Il faut que l’on se dise, nous, comment cette tonne de déchets devient notre problème. Si les pays riches ne donnent pas un coup de main, on n’arrivera à rien. Évidemment, sur les pays qui peuvent se financer, comme la Chine, on peut essayer de mettre la pression, mais pour le Bangladesh, les Philippines ou l’Indonésie, si on ne fait rien, on sait très bien que, dans trente ans, ce sera pire.

"Il faut que chacun prenne conscience de l’importance des océans pour l’avenir de l’humanité.”

Est-il trop tard pour agir ?

Non. On a encore la chance de pouvoir sauver les océans et leur biodiversité. Si certaines espèces sont, hélas, détruites à jamais, ce n’est pas encore comparable à ce qui se passe en surface, où les activités humaines ont conduit à la disparition de 60 % des animaux sauvages en moins de quarante ans.

Il faut que chacun prenne conscience de l’importance des océans pour l’avenir de l’humanité. Ils absorbent 23 % de nos émissions de carbone, contre 15 % pour les forêts. Les plastiques acidifient et réchauffent les océans qui, à terme, pourraient donc ne plus jouer leur rôle de régulateur du climat.

Des températures qui augmentent dans les océans, c’est une planète qui se réchauffe. Ils sont ô combien indispensables à notre survie.

Si, malgré les efforts que font certains pays pour éradiquer les plastiques à usage unique, on est encore loin du compte, c’est simplement parce que les pays riches consomment toujours plus, que la population mondiale augmente. Et le politique, les États, les collectivités, ça les emmerde d’aller collecter les déchets, parce que, pour eux, ça veut dire dépenser de l’argent. La France est parmi les pays les plus exemplaires ; pourtant, 50 % des déchets ne sont pas recyclés. En Europe, on sait que ça va se mettre en place petit à petit, mais ça prendra encore vingt à vingt-cinq ans ; pour d’autres continents, il faudra un siècle. On voit bien que même en étant exemplaire, à court terme, on aura toujours trop de déchets dans la nature.

Y a-t-il d’autres leviers ?

Bien sûr. Il faut mettre la pression sur les principaux responsables. Qui pollue énormément ? Les entreprises. Qui a l’argent ? Les entreprises. Elles doivent reconnaître leur responsabilité et prendre leur part. Face à l’urgence, elles ne sont pas au rendez-vous. Elles doivent trouver des solutions pour compenser.

Certaines grandes entreprises en sont encore à mettre en place leur stratégie RSE (responsabilité sociale des entreprises). Elles investissent des sommes dérisoires pour la biodiversité des océans. Certaines ont mis la main au portefeuille pour le carbone, bien souvent parce qu’il y a eu des contraintes réglementaires, mais la biodiversité des océans, ce n’est pas dans leur radar. Sur les 3,5 milliards d’euros de dons effectués par les entreprises françaises, seuls 9 % vont aux ONG environnementales.

Quand nous parlons aux entreprises et quand on leur dit qu’on a besoin d’aller nettoyer le Gange (en Inde), il n’y a plus personne. Je reviens sur le carbone, entre le moment où on s’est dit qu’il fallait agir et où les choses se sont mises en place, il a fallu trente ans. On ne peut pas répéter les mêmes erreurs. Nous ne pouvons pas nous permettre d’attendre autant.

Êtes-vous en relation avec les organisations syndicales ?

À propos de l'auteur

Guillaume Lefèvre
Journaliste

Notre cœur de métier, c’est la collecte et la sensibilisation, mais nous voulons travailler avec tout le monde. Les organisations syndicales et les syndicalistes – qui sont autant de bénévoles potentiels – ont un rôle important à jouer dans les entreprises. Je sais aussi que nous partageons les mêmes préoccupations et valeurs. Rejoignez-nous sur des actions de nettoyage des plages, menez des actions de sensibilisation, tenez des stands. Plus nous serons nombreux, plus nous pourrons protéger les océans.