Milieu social offensif

iconeExtrait du magazine n°495

Le mythique footballeur brésilien joue sur d’autres terrains, pourvu que le but soit collectif et d’intérêt général. Il y a vingt-cinq ans, il fondait son association « Gol de Letra » (But pour l’éducation) afin de lutter contre les inégalités sociales. Rencontre.

Par Guillaume Lefèvre— Publié le 30/06/2023 à 09h00

Rai, légende du football brésilien.
Rai, légende du football brésilien.© Divergence

Cette année, Gol de Letra fête ses 25 ans. Quelles sont les missions de votre association ?

C’est un projet d’éducation populaire que nous menons dans les favelas de São Paulo et de Rio. Il associe le sport, la culture et l’enseignement. Notre objectif est d’offrir des perspectives et des opportunités aux enfants et aux adolescents des quartiers pauvres et défavorisés, ainsi qu’à leurs familles. Ce sont chaque jour 4 500 jeunes qui viennent dans nos centres de formation « sociaux, sportifs, d’éducation et culturels ».

Nous proposons aux jeunes de 6 à 14 ans trois types d’activités. Évidemment, des activités sportives, où nous leur enseignons les valeurs de respect de l’autre, l’importance du collectif, mais aussi des activités artistiques comme la musique, la danse, les arts plastiques ou encore le théâtre pour encourager leur créativité. Vient ensuite le versant éducatif avec l’apprentissage ou le renforcement des savoirs généraux, comme la lecture, l’écriture ou l’histoire afin de développer leur esprit critique.

Depuis quelques années, nous accompagnons également des jeunes de 15 à 25 ans vers des cursus universitaires ou professionnalisants. Nous avons développé des partenariats dans les secteurs du sport, de la culture mais aussi de l’industrie, des services. Au total, près de 30 000 jeunes ont été formés. L’objectif, c’est qu’ils deviennent des agents de la transformation sociale et des citoyens autonomes. Je veux qu’ils puissent être des acteurs et revendiquent pour eux, pour leur famille, pour leur quartier ou pour leur pays.

“Je voulais agir pour un Brésil plus digne, plus juste, plus humaniste et plus démocratique.”

Quelles ont été vos motivations lorsque vous avez fondé cette association ?

La dictature militaire au Brésil s’est achevée en 1985 lorsque j’avais 20 ans. Les inégalités et les souffrances dans le pays étaient gigantesques. Quand nous lançons cette association avec mon coéquipier Leonardo, mon idée est de participer à la réorganisation de notre jeune démocratie. Je voulais agir pour un Brésil plus digne, plus juste, plus humaniste et plus démocratique. Il y avait beaucoup de choses à faire à l’époque. Et c’est, malheureusement, encore le cas aujourd’hui.

Le Brésil est l’un des pays les plus inégalitaires au monde, la répartition des richesses est profondément injuste, l’accès à une éducation ou à des soins de qualité dépend de ses origines ou de son lieu de naissance. Dès le départ, les injustices sociales sont fortes. C’est contre tout ça que je me bats au quotidien.

Je suis né dans une famille pauvre originaire du Nordeste (nord-est du Brésil). Je suis né et j’ai grandi avec mes cinq frères à São Paulo. Mon père, qui avait quitté l’école à 13 ans, était très attaché à la connaissance, au savoir et à la philosophie. Il a d’ailleurs appelé trois de mes frères aînés Sócrates, Sófocles et Sóstenes, j’ai de la chance d’être le dernier [rires]. Je me souviens que lorsque nous traversions le pays, entassés pendant quatre jours en voiture, pour rendre visite à nos proches, il nous parlait de l’histoire de notre pays, de l’esclavage, des colonies, des inégalités sociales et sociétales, qui existaient ici et ailleurs.

C’est pour cela que vous avez fait de l’accès à l’éducation votre priorité ?

J’ai ça dans la peau. Pour moi, c’était évident de s’engager sur le terrain pour cette cause. Je veux démontrer qu’en donnant les moyens et en offrant des opportunités, chacun peut réussir dans la vie. Mon père était un autodidacte. Il nous disait que l’accès à l’éducation était un privilège. Les opportunités qu’il n’a pas eues, il a tout fait pour que nous les ayons. Si, un jour, je peux transmettre tout ce que j’ai appris, ça ferait de moi l’homme le plus heureux au monde. Je rêve de devenir professeur. C’est le plus beau métier du monde.

“Si on casse les murs entre les classes et les origines, on se rapproche d’une société plus juste et plus saine.”

C’est pourtant souvent loin d’être une « évidence ».

Quand on vit dans une société ou les inégalités sont gigantesques, je considère que c’est une obligation pour ceux qui ont des privilèges de tout faire pour contribuer au développement social et sociétal de leur pays. Il faut partager. Le plaisir de partager est essentiel. Il faut en finir avec la logique capitaliste, avec le chacun pour soi. Il est temps d’inverser la tendance. Si on met les richesses d’une société au service de la population, si on casse les murs entre les classes et les origines, on se rapproche d’une société plus juste et plus saine.

Quand je vois qu’au Brésil les riches vivent barricadés derrière des murs et des barbelés, entourés d’agents de sécurité… tout ça n’a aucun sens. « Faire tomber les murs », c’est pour moi une obsession et c’est d’ailleurs ce que nous faisons à Gol de Letra.

Rai. “ Je veux démontrer qu’en donnant les moyens et en offrant des opportunités, chacun peut réussir dans la vie.”
Rai. “ Je veux démontrer qu’en donnant les moyens et en offrant des opportunités, chacun peut réussir dans la vie.”© Divergence

Pouvez-vous développer ?

Ces centres sont aussi des lieux de vie démocratiques et participatifs. On échange, on discute, on débat, on y développe son esprit critique et, surtout, on s’ouvre sur l’extérieur. Si les jeunes sont les premiers concernés, il est pour nous essentiel que les familles et que les communautés locales soient actrices de ce projet.

Avec les salariés et les bénévoles, nous proposons des activités sociales et culturelles ouvertes à tous, dans la rue et dans l’espace public.

Quand nous avons débuté, il y avait une tendance à dire qu’on allait sortir les enfants des rues, sous-entendu les délinquants, mais non, au contraire, notre objectif est de faire en sorte que les jeunes se réapproprient la rue. D’ailleurs, quand nous sommes arrivés, les parents nous disaient : « C’est Dieu qui vous envoie ! » Et vous savez ce que leurs enfants leur disaient après être passés par le centre ? « Mais non, Papa, mais non, Maman, ce n’est pas Dieu. Ce sont nos droits, tout simplement ! »

Pour moi, c’est une vraie victoire. C’est la plus belle des réponses. D’ailleurs – et j’en suis très fier –, nos idées et notre méthodologie essaiment. Plus d’une quinzaine d’initiatives de ce type ont été mises en place à travers le pays. Mieux, l’État de São Paulo s’est inspiré de notre expérience pour mettre en place une formation d’animateur et d’éducateur sportifs. Pour un responsable associatif, c’est le rêve de voir son projet se muer en une politique publique.

Vous êtes aussi impliqué dans la vie politique brésilienne. Vous avez pris position contre Jair Bolsonaro lors de l’élection d’octobre 2022.

Lorsqu’il remporte l’élection, en 2018, j’étais complètement effondré. Je ne pouvais pas croire que quelqu’un comme lui, avec son histoire, avec ses prises de position, devienne président. En contradiction avec ce que sont les valeurs du Brésil et des Brésiliens, qui sont solidaires et ont la joie de vivre. Il représente tout ce qu’il y a de pire dans l’être humain : la haine, la destruction, le court-termisme.

C’est quelqu’un qui ne pense pas la société, qui ne pense pas à construire un avenir commun. Je ne parle même pas de sa politique environnementale et du mal que son mandat a fait à l’Amazonie. Il a mis en œuvre la stratégie et le programme de l’extrême droite.

Il s’est attaqué à la culture et à l’éducation, tout ce qui m’est cher. Il niait la science. Il ciblait tous les outils qui contribuent à l’émancipation et à l’autonomie des citoyens. Je ne pouvais pas admettre qu’il puisse être réélu. Je devais me battre contre l’extrême droite. C’est pour cela que je suis rentré en résistance idéologique. La victoire de Lula a été un soulagement. C’est la garantie d’un Brésil humaniste et progressiste, mais le chemin pour que le pays guérisse de ces maux est encore long.

Comment le football, et le sport en général, peut-il être un outil d’émancipation et de démocratie ?

À propos de l'auteur

Guillaume Lefèvre
Journaliste

Si une éducation publique de qualité et accessible à tous doit être la priorité, une politique publique du sport est indispensable, parce qu’elle est plus rapide et plus simple à mettre en place. Je suis convaincu que le sport et ses valeurs sont des instruments de transformations sociales et des atouts pour le développement du pays. C’est ce que nous nous efforçons de mettre en œuvre au quotidien au sein de Gol de Letra.