“Notre mission consiste à proposer des mesures concrètes de prévention ”

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Lutter contre les relations toxiques

Kevin Olivier codirige le cabinet d’expertise habilité Aaltra, spécialisé dans l’analyse des conditions de travail, le conseil et l’accompagnement des comités sociaux et économiques (CSE).

Par Claire Nillus— Publié le 29/03/2024 à 10h00

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De quoi les relations toxiques au travail sont-elles le nom ?

Elles sont principalement la conséquence d’un dysfonctionnement organisationnel. Elles montrent que quelque chose ne fonctionne pas, permettant à des relations dégradées d’apparaître, de se développer et de s’inscrire dans la durée. Nous proposons toujours au CSE une grille de lecture qui sort de l’approche individualisante au profit d’un point de vue plus global mettant en cause l’organisation du travail et ses impacts sur les collectifs.

Quel est votre apport en tant qu’expert auprès du CSE ?

Les représentants du personnel peuvent tout à fait mener une enquête par eux-mêmes et interpeller ensuite leur employeur dans le cadre du CSE, en mettant un point à l’ordre du jour sur le climat social dans l’entreprise, l’établissement ou dans un service (la santé et la sécurité
des salariés étant de la responsabilité légale de l’employeur). De même, les services des ressources humaines peuvent mener leurs propres enquêtes.

Mais leurs méthodes ne sont pas forcément explicitées et leurs résultats parfois en décalage par rapport à ce qui est remonté par les salariés auprès des représentants du personnel. Nous voyons souvent ce type de blocage. Les deux parties ne se comprenant pas. Dans ce cas, le recours à un expert habilité CSE peut s’avérer pertinent. L’employeur a l’obligation de lui ouvrir son entreprise et de lui faciliter l’accès à la documentation et aux salariés. Il peut tenter toutefois de contester ce recours à un expert devant les tribunaux.

Quelle est la durée de votre intervention ?

Une expertise pour « risque grave » doit se dérouler dans un délai maximal de deux mois, avec possibilité de prolonger de deux mois selon les nécessités de l’expertise. C’est une course contre la montre. Dans les grosses sociétés, nous établissons donc un échantillon de salariés diversifié à partir du fichier du personnel pour la réalisation d’entretiens individuels et/ou collectifs et nous menons en parallèle une analyse documentaire et des observations du travail pour établir notre diagnostic et un rapport. La mission se clôt par la présentation des résultats en séance préparatoire avec les représentants du personnel uniquement, puis en séance plénière du CSE avec l’employeur.

N’y a-t-il pas un risque que l’enquête finisse au fond d’un tiroir ?

1. Un cabinet d’expertise habilité doit respecter une méthodologie et des principes déontologiques contrôlés chaque année
par un organisme de certification.

C’est possible, en effet. Mais il faut savoir que les rapports d’expertise réalisés par un cabinet habilité1ont une valeur légale et peuvent être versés aux tribunaux, comme ce fut le cas lors du procès France Télécom. L’employeur est maintenant informé qu’il y a des risques au sein de son entreprise et doit agir. Par ailleurs, toute mission consiste à proposer des mesures concrètes de prévention ou de protection qui seront discutées en instance CSE. À la présentation de nos conclusions, notre mission prend fin légalement, mais nous restons en contact avec le CSE pour savoir si les mesures préconisées ont été mises en œuvre et si la direction a, par exemple, mis à jour son Duerp [document unique d’évaluation des risques professionnels], formé les managers à la prévention des risques psychosociaux, etc.

Lorsque les salariés se connaissent tous, leur crainte première est que tout s’ébruite et qu’ils s’autocensurent. Comment libérer la parole ?

C’est dans ce cas, là encore, que le recours à un expert habilité indépendant est pertinent. Chaque entretien en face à face commence par
un rappel des principes déontologiques dans le respect des dispositions prévues par le code du travail : l’anonymat est obligatoire, ne pas le respecter est une faute professionnelle qui entraînerait le retrait de notre habilitation. Vous ne pouvez pas mentionner le nom d’un salarié dans un rapport d’expertise. De plus, chaque entretien a lieu sur la base du volontariat. Un salarié peut tout à fait refuser d’y participer. Enfin, les consultants intervenants sont formés pour mettre en confiance les salariés.

Qui doit payer l’expertise ?

En cas de « risque grave », l’employeur doit la financer à 100 %. S’il souhaite contester le principe de l’expertise et ne pas payer, il devra aller en justice. D’ailleurs, ce qui est souvent discuté devant les tribunaux, c’est précisément la caractérisation de ce risque grave. Il doit être identifié et actuel – puisqu’il induit une forme d’urgence – mais, bien que ce soit une dénomination légale, son appréciation est assez large. Il faut pour les CSE investiguer et documenter le plus possible ce risque.

Même s’il y a dégradation des rapports sociaux au travail, générant du ressentiment, des appréhensions, une surcharge de travail, c’est parfois compliqué à appréhender, et l’employeur peut toujours se dire que ce n’est pas si grave…

À propos de l'auteur

Claire Nillus
Journaliste

Effectivement, ce n’est pas si grave pour l’employeur tant qu’il n’en voit pas les conséquences sur la production. Tant que les objectifs sont atteints, tant que sa responsabilité juridique n’est pas mise en cause, il peut ne pas s’inquiéter. Les représentants du personnel doivent consigner tous les incidents qu’on leur fait connaître et, encore une fois, documenter le plus possible les situations de souffrance au travail avant que cela ne se dégrade davantage.