Quand Michelin prend un virage à 180 degrés

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Lutter contre les relations toxiques

L’entreprise a mis en place un dispositif de signalement afin d’éradiquer les comportements délétères. Mais les syndicats n’y sont pas associés, et la CFDT dénonce un système qui pousse parfois à la délation, mettant à mal la fonction de manager.

Par Claire Nillus— Publié le 29/03/2024 à 10h00

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© Nicolas Ridou

Il n’y a pas si longtemps, l’entreprise française de pneumatiques était encore réputée éminemment paternaliste et pour François Michelin, le « patriarche », qui l’a dirigée jusqu’en 1999, le syndicalisme, c’était tout simplement « le ver dans le fruit ». « En ce temps-là, les salariés étaient terrorisés à l’idée d’être convoqués par le service du personnel qui, du jour au lendemain et de façon unilatérale, vous changeait de métier ou de service », témoigne Laurent Bador, délégué syndical central. Embauché depuis trente-cinq ans à Clermont-Ferrand, le siège emblématique de l’entreprise, ce militant a connu beaucoup d’évolutions dans la politique managériale du groupe. La plupart allant dans le bon sens.

Parmi les plus récentes, il y a l’intégration de la fonction « personnel » dans les fiches de poste des managers qui doivent, à ce titre, assurer en partie le recrutement, la formation ainsi que l’évolution professionnelle et salariale des membres de leur équipe. Pour bien faire, ils reçoivent jusqu’à huit semaines de formation obligatoire, avec des sessions spécifiquement dédiées aux compétences relationnelles qu’il convient d’acquérir.

Pour l’ensemble des salariés, la direction a par ailleurs mis en place des formations dites éthiques. Sous forme d’e-learning, ces modules d’une durée de dix à trente minutes doivent être validés avec un taux de réponses égal ou supérieur à 80 %, sans quoi le salarié est contraint de les suivre à nouveau. Tant qu’il n’a pas corrigé le tir, il reçoit un mail de relance tous les jours.

La direction lance également, une fois par an, une enquête mondiale (Michelin emploie 120 000 personnes dans 100 pays) demandant aux salariés de donner leur avis sur un certain nombre de thématiques, et parmi celles-ci… leur sentiment sur le manager. En fonction des résultats, ce dernier pourra se voir fixer des objectifs pour améliorer les éventuelles défaillances constatées dans son service. Et ce n’est pas tout. Pour gagner ses galons d’entreprise moderne post-#MeToo, une « ligne éthique » sur l’intranet permet à toute personne d’alerter en un clic les ressources humaines sur des comportements jugés inappropriés.

Le dispositif de trop

Ça part d’une bonne intention mais c’est peut-être le dispositif de trop pour la section CFDT. « Il ne fait pas bon être manager chez Michelin. Il y a, certes, les vrais toxiques mais aussi ceux qui sont victimes de dénonciations injustes, constate Laurent. Ainsi, certains se retrouvent sur la ligne éthique sans savoir pourquoi. Ce n’est qu’au terme du processus d’enquête qu’ils en seront informés. » Cet outil à double tranchant est d’autant plus critiquable que l’enquête qui va suivre – une fois la plainte jugée recevable – est entièrement réalisée par la DRH sans qu’aucune organisation syndicale ne soit ni consultée ni associée. Le système de sanction, lui aussi, reste opaque. « Des cadres sont licenciés, d’autres sont protégés sans que l’on sache pourquoi, précise encore le délégué syndical. Certains nous disent : “Je ne comprends pas, je n’ai rien fait.” »

La ligne éthique devient alors une sorte d’épée de Damoclès qui fragilise la fonction. Lors des entretiens individuels avec leurs équipiers, certains managers tétanisés par la peur de dire quelque chose de travers laissent la porte de leur bureau ouverte afin que les collègues soient témoins de l’échange…

À propos de l'auteur

Claire Nillus
Journaliste

« Bien sûr, vu la taille de l’entreprise, il y a forcément des harceleurs », poursuit Laurent, qui se demande quand même si la direction n’est pas allée trop loin dans sa volonté d’être irréprochable. « Avant, il n’y avait pas ou quasiment pas de recours possible, et le service du personnel donnait raison aux managers dans 95 % des cas. Il n’y a pas de système parfait ! Je remarque néanmoins que le respect est maintenant de mise dans les relations de travail ici. » Difficile de trancher.